Jeanne de Flandreysy

Jeanne de Flandreysy
1874-1959
extraits " les poètes que j’ai connus" : « Et voici le moment d’évoquer cette charmante et noble femme, qui a été si souvent méconnue et même calomniée. Ce n’est pas à le Cardonnel que je dois de l’avoir connue, mais à Mistral. J’étais allé à Maillane, et j’étais encore tout plein de ces beaux souvenirs, quand un jour à l’Ecole Normale je fus appelé au parloir, et je me trouvais en face d’une ravissante jeune femme, accompagnée d’une dame plus âgée, qu’elle me présenta comme sa mère, Mme Mellier. Cette jeune femme venait de signer du pseudonyme littéraire de Jeanne de Flandreysy un livre qu’elle avait écrit sur « la Vénus d’Arles et le Muséum Arlaten ». alors dans tout l’éclat de sa nouveauté. Elle me dit tout de suite que Mistral lui avait signalé ma présence à Paris et que, mistralienne fervente elle avait désiré faire ma connaissance.

J’en fus touché, ému, charmé. Après quarante ans passés, je revois encore cette scène, où dans le jour grisâtre de ce parloir universitaire qui sentait le bois ciré, je retrouvais la Lumière et le parfum de la Provence en contemplant le visage délicat, les beaux yeux, le cou flexible de cette muse inattendue, en écoutant sa voix musicale parler de tout ce que j’aimais. 

Mme de Flandreysy avait acquis en 1917 l’hôtel des Baroncelli en Avignon, elle avait entrepris de restaurer cette admirable maison, d’y loger les collections iconographiques et les archives qu’après 15 ans de collaboration avec Jules Charles Roux, qui venait de mourir en 1917, restaient sa propriété, et de leur donner un cadre digne d’elles et d’y recevoir toute l’élite intellectuelle, qui s’intéressait à la Provence, au Félibrige, à Dante, à Pétrarque, aux Papes d’Avignon, à la Gaule romaine, à tout ce qui devait faire du Palais du Roure, (ainsi qu’on appelait couramment l’hôtel des Baroncelli), en 25 ans de travail un foyer lumineux de mistralisme et de latinité.

J’ai vu ce travail se développer au jour le jour pendant ces 25 années, où Mme de Flandreysy sacrifiait tous les succès et toutes les joies qu’aurait pu lui donner son charme personnel, sa réelle beauté, son intelligence forte et subtile ; je puis en témoigner, et je suis heureux de le faire. Quelque jour on pourra écrire l’histoire complète de cette fondation précieuse que je me borne ici à l’évoquer à grands traits.

Dans les premières années je me rappelle ces réveils au bruit de la scie, qui découpait les blocs de pierre, des marteaux joyeusement maniés, ce rythme de travail allègre, qui dans les matins clairs d’Avignon soulignaient la volonté de restaurer la vieille demeure en son ossature même. Et puis le travail intérieur pour abattre des cloisons artificielles, remettre en leur état primitif les pièces de réception, tout en laissant subsister au second étage les coins intimes, les chambres basses et quasi secrètes. Dans ce cadre enfin aménagé je me rappelle l’arrivée des beaux et chers souvenirs, les meubles de Font Ségugne, la presse de l’imprimerie Seguin où fut composée Mireio, l’harmonium de Stuart Mill ; là haut au grenier, hissée à grand peine, la diligence de Maillance que Mistral prit si souvent, qui emporta son courrier et le lui apporta pendant soixante ans et qui allait périr, quand elle fut achetée et sauvée par Madame de Flandreysy. Je vois les caisses pleines de lettres de Mistral, les manuscrits des Olivades, des Mémoires, ces innombrables photographies des monuments, des statues, des tombeaux, des tableaux, des médaillons, des paysages, qui commentent l’histoire de Provence, celle de Pétrarque et de Dante, les livres nombreux et rares qui s’y rapportent.

Je vois aussi les hôtes parfois étrangers, mais toujours intéressants de cette vieille demeure enchantée, hôtes de passage, qu’il serait trop long d’énumérer, et hôtes permanents et parmi ceux là au premier rang Folco de Baroncelli, qui se retrouvait là chez lui. Henry de Groux avec sa femme et sa fille Elisabeth, qui y restèrent deux ans, et ont laissé bien des souvenirs de leur séjour sous forme de dessins et de tableaux de grande envergure évocation de Dante et de Pétrarque, comme aussi des contemporains, Nolhac, Emile Espérandieu.. Je revois Henry de Groux avec sa face énigmatique d’ecclésiastique un peu inquiétant, ses yeux sensuels et noyés de rêves, ses longs cheveux plats coiffés d’un grand feutre, sa redingote de clergyman, son jonc à pomme d’or, sa politesse raffinée, son fusain génial qui fixait en quelques traits, d’un air négligeant, sur le papier l’âme de son modèle, telle que le modèle était étonné et parfois effrayé d’une telle révélation,. A côté de lui je revois sa femme, mystique des Flandres, et sa fille à l’aspect de tzigane, qui dans l’art de la gravure s’était mesuré aux aigles qu’elle avait observés au Jardin zoologique d’Anvers, « la jeune fille qui peint les aigles », comme l’avait nommé le poète Emile Sicard.

... Or, à mesure que j’évoque ces hôtes du Roure et que je revois par la pensée au long de ces vingt cinq ans non seulement les jours de grandes réceptions littéraires, mais la vie quotidienne de la demeure, je mesure une fois de plus le courage, l’obstination, la force qu’il a fallu à cette femme pour mener à bien cette œuvre, au milieu des jaloux, des incompréhensions, des sourires sceptiques. En vérité, elle est entrée au Roure, comme on entre en religion et quand on pense à elle on répète ces beaux vers que le Cardonnel appliquait à une autre grande dame lettrée : « Vous évoquez aux jours de l’Italie ancienne, Une abbesse princesse et platonicienne. »


Emile Ripert et Jeanne de Flandreysy
Palais du Roure 27 mai 1927

Jeanne de Flandreysy : Femme de lettres, se passionne avec son père, Étienne Mellier, pour l'Histoire et les Arts. Elle racheta en 1918 le Palais du Roure (d’Avignon)à la famille Baroncelli pour y établir un foyer de culture méditerranéenne.

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